C'était un soir comme les autres qui tombait sur la belle ville d'Edimbourg. Un soir d'été ce qu'il y avait de plus banal. La chaleur habituelle en cette saison écrasait la ville de son bouclier invisible. La touffeur rendait l'air difficile à respirer, mais l'arrivée de la nuit amenait l'espoir d'un peu de tiédeur. Une légère bise venant de la côte chassait doucement les grosses chaleurs de la journée. Les citadins n'osaient presser le pas, de peur de perdre haleine trop vite. La capitale écossaise vivait au ralenti depuis deux semaines.
Dans les rues moites et brûlantes de la ville, seuls quelques passants osaient s'aventurer. Les autres restaient calfeutrés dans leurs vieilles demeures aux murs épais qui les protégeaient de l'attaque de l'été. Un jeune homme, solitaire, marchait tête baissée. Sur son épaule pendait un sac de cuir dont une attache était brisée et dont tentaient de s'échapper de lourds ouvrages à la reliure antique. Malgré la chaleur, il portait son uniforme d'étudiant à l'université: chemise blanche, cravate bordeaux, veste et pantalon de lourde toile bleu marine. Sur ses cheveux indisciplinés, il avait enfoncé un beret beige moucheté. Son visage brillait de sueur. De temps à autre, il ralentissait le pas afin d'essuyer son front d'un revers de manche, mais toujours, il reprenait son allure pressée. Arrivé à un embranchement, il s'arrêta pour laisser passer les voitures. Il profita de cette halte pour ôter sa lourde veste et retrousser les manches de sa chemise. Un coup d'oeil à sa montre lui indiqua qu'il était presque en retard. Il aurait le temps d'arriver, néanmoins.
Pressant le pas, le jeune homme traversa la rue, se faufilant adroitement entre les voitures klaxonnant. Il salua les conducteurs d'un signe reconnaissant et continua à filer. Il connaissait bien le chemin qu'il empruntait, malgré que sa destination était assez inhabituelle. Au bout de quelques torturantes minutes de course, il finit par s'arrêter, essoufflé, devant une grille de fer forgé. Au loin, tout au bout d'un long sentier, se dressait un manoir imposant dans un style victorien plus qu'évident. Il sonna et ne dut patienter que quelques instants avant qu'un domestique en costume queue-de-pie et haut-de-forme ne vienne lui ouvrir, un air grave inscrit sur le visage. Il le salua d'un mouvement de tête et le pria de le suivre. Sur le chemin vers la porte, le jeune étudiant remit ses manches en place et enfila sa veste. Il espérait faire bonne figure, malgré que la météo semblait liguée contre lui. Mais celui qui l'attendait était une personne de haut rang et il ne pouvait se permettre de paraître devant lui avec un air dégingandé. On le fit entrer dans un immense hall assez sombre au milieu duquel grimpait un énorme escalier de bois noirci par le temps. Quelques armures remplissaient la pièce de leur métallique et sinistre présence. Un autre domestique, sans haut-de-forme cette fois, pria le jeune homme de le suivre à l'étage, dans le bureau de Monsieur.
L'étrange traversée du manoir fit prendre conscience à l'étudiant qu'il n'avait pas sa place ici, néanmoins, il se rasséréna: s'il y était invité, c'est qu'il en avait été jugé méritant. Une boule d'angoisse se formait dans sa gorge à mesure qu'il se rapprochait d'une colossale porte à double-battant au fond du couloir, aussi sombre que le hall. Le parquet presque noir était recouvert d'un tapis vert bouteille d'un bout à l'autre du corridor. De nouveau, deux armures montaient la garde, immobiles et sereines, devant la porte. Le jeune homme frissonna. On le fit entrer. Une voix de baryton retentit au fond du bureau. Il s'avança, jusqu'à faire face à son imposant hôte.
" Caedon Maverick, c'est bien cela? Ma fille Cecily m'a longuement parlé de vous. Elle chante vos louanges à longueur de journée. J'espère que vous les méritez, je serais déçu d'apprendre à ma délicieuse enfant qu'elle se soit trompé sur votre compte. "
Un rire gras mais sincère ponctua cet accueil pour le moins déconcertant. Caedon Maverick opina du chef, sans oser prononcer un mot. Il bredouilla cependant un salut ravi et quelques formules de politesse. Les paroles de son hôte l'avaient fort surpris. Mais agréablement. Il ne s'attendait pas à autant de bienveillance de la part d'un si important personnage. Effectivement, l'hôte se prénomait John Eckham Rimbauer, c'était un diplomate assez haut placé. Et de surcroît, il s'avérait que sa merveilleuse fille, Cecily, était une bonne amie de Caedon. Peut-être plus, à en juger l'accueil qu'il recevait. La boule dans sa gorge laissa le passage à un filet de salive, mais ne disparut pas pour autant. Que pensait cet homme au juste, lorsqu'il parlait de louanges?
" Eh bien! Vous avez perdu votre langue, monsieur Maverick? " demanda le gros bonhomme en costume de tweed avec un rire amusé.
" Non, Monsieur " bredouilla-t-il en réponse, " je suis touché des sentiments que me porte votre fille. "
A cet instant, la porte du fond du bureau grinça et s'effaça devant une jeune beauté. Cecily Rimbauer. Elle portait une robe légère, blanche, qui semblait flotter autour de son corps de marbre blanc. Elle était magnifique. Caedon rougit lorsqu'il se rendit compte que la jeune femme avait le regard rivé sur lui. Il la salua poliment et elle fila se blottir dans les bras de son énorme père. Elle sembla minuscule à ses côtés, frêle créature fragile comme une fleur. Ses cheveux châtains ondulaient sur ses épaules et un sourire enchanteur brillait sur ses lèvres. L'amusement suintait de ses grands yeux noisette.
" Je suppose que vous savez pourquoi vous êtes ici, monsieur Maverick ? " demanda le baryton, toujours aussi amusé par la situation.
" Non, Monsieur, je l'ignore. "
" Eh bien, Cecily! Tu ne le lui a pas dit? " s'étonna-t-il à l'égard de sa fille qui se recula immédiatement, un sourire gêné fiché sur son visage parfait. " J'estime, monsieur Maverick, que vous devriez épouser ma fille. "
Le ton solennel sur lequel Rimbauer avait prononcé ces mots ébranla Caedon. Epouser Cecily? En quel honneur? L'avait-il compromise par ses visites assidues? Il n'osait l'imaginer. Non, Jamais il n'aurait fait cela volontairement. Certes, un mariage avec cette jeune fille était le plus beau des rêves possibles, mais il craignait ne pas pouvoir se le permettre. Il n'avait pas les moyens financiers qui garantiraient le bonheur de Cecily. Mais elle ne semblait pas se soucier outre mesure de cela. Elle s'approcha de lui, tête baissée et sa voix cristalline retentit dans la pièce.
" J'aurais dû t'en parler, j'imagine. Mais je t'aime, Caedon. Tu aurais dû t'en rendre compte. Je n'ose imaginer la vie sans toi. "
Telle déclaration plaça le jeune homme en émoi. Ordinairement, c'étaient les hommes qui prononçaient leur désir d'épouser les jeunes filles, l'inverse était fort rare, et souvent mal vu. Il n'empêchait que dans ces circonstances, Caedon se voyait mal refuser. D'autant que son amour pour Cecily venait d'éclater au grand jour. Ce qu'il avait autrefois pris pour de l'amitié ne l'était pas. Et ne l'avait jamais été. La vérité brillait à présent devant ses yeux.
19 septembre 1894
Le mariage entre la douce et belle Cecily Rimbauer et le jeune Caedon Maverick était prévu pour le lendemain. Le soir était tombé sur Edimbourg et le jeune homme arpentait sa chambre de long en large, énervé et anxieux. Tout, depuis sa première visite chez les Rimbauer, avait pris une ampleur désarçonnante. Les évènements s'étaient déroulés si vite qu'il avait eu énormément de mal à les suivre. Il se sentait dépassé, effrayé. Il n'avait plus le contrôle sur rien. De partout fusaient les félicitations et il ne savait comment réagir. Son esprit embrumé avait besoin d'un grand bol d'air.
Il quitta sa chambre dans la maison de ses parents et prit le chemin du parc. Une promenade par cette si jolie soirée lui remettrait sans doute les idées en place et il pourrait ainsi préparer ses voeux pour la cérémonie du lendemain. Comme la tradition l'exigeait, Caedon n'avait pas le droit de visiter sa fiancée la veille des noces et ne la découvrirait qu'à l'église. Il aurait tant aimé pouvoir prendre son visage dans ses mains et embrasser ses douces lèvres une dernière fois. Il marchait sans réel but à travers les rues. Il en avait oublié où il voulait aller. Ses pensées divaguaient dans tous les sens. Tantôt l'appréhension de leur jeune âge s'emparait de lui, tantôt il se réjouissait car il leur permettrait de vivre encore plus longtemps ensemble. Perdu dans ses idées, il ne remarqua pas que la nuit tombait sérieusement. Ni qu'une silhouette noire le suivait de près.
Tout, ensuite, se déroula très rapidement. A l'approche d'une ruelle sombre et déserte, la silhouette pressa le pas et fonça sur Caedon, l'entraînant dans la venelle inquiétante. Là, le jeune homme n'eut pas le temps de réagir, la silhouette, statue de marbre, monstre de forces le maintint contre le mur et planta dans la nuque palpitante des crocs aiguisés. La douleur arracha un cri au jeune homme, mais ses cordes vocales écrasées par la poigne de fer de la créature empêchèrent le son de s'échapper de sa gorge. Tout devint noir, il perdit conscience. Lorsqu'il se réveilla, il était allongé dans une drôle de pièce ronde, entièrement bâtie de vieilles pierres, à la façon des châteaux forts. Aucune fenêtre ne laissait entrer la lumière. Il tenta de se relever sur son lit, mais sa tête lui tournait. Il avait terriblement mal à la gorge. Ses doigts errèrent dans sa nuque où il sentit deux minuscules petits trous glacés. La terreur s'empara de lui et il se mit à hurler. Au bout du lit, un homme vêtu d'une large cape de velours vert foncé le rassura de quelques paroles.
" Rassure-toi mon garçon, tu vas bien. La douleur durera quelques nuits et finira par s'estomper. Calme-toi, c'est le meilleurs moyen d'y échapper. "
La voix se tut. Caedon perdit de nouveau connaissance, tordu de douleur. Il se réveillait quelques fois, hurlant de souffrance, de rage, de désespoir. Au début, des larmes ruisselaient sur son visage, mais vers la fin, seuls des râles monstrueux s'échappaient de son corps immobile. Son esprit était incapable de réfléchir, il ne comprenait rien tant la douleur était intense. Il avait perdu toute notion de temps. Une seule chose était sûre: l'homme au bout de son lit n'avait pas bougé d'un pouce. Il avait été là à chaque instant de ce terrible moment, rassurant et calmant le jeune homme du mieux qu'il pouvait, son visage marmoréen trahissant une certaine inquiétude malgré ses paroles de réconfort.
Après deux longues nuit de souffrance pénible et harrassante, Caedon finit par ouvrir les yeux et sortir de sa létargie. La douleur s'était éteinte. Mais il se sentait changé. La silhouette au fond de la pièce le toisait avec un sourire presque pervers, satisfait. Le jeune homme, anxieux, se demanda ce qui lui arrivait. Il n'eut pas besoin d'ouvrir la bouche que l'homme se rapprocha de lui et lui conta ce qu'il s'était passé, ce qu'il lui avait fait. L'horreur se peint sur le visage désormais pâle de Caedon. Comment cela était-il possible? Lui, un vampire? Non. C'était impossible. Il se rua vers un miroir qui trônait, seule décoration, dans la pièce. Pas de reflet. Il se frotta les yeux. Mais son reflet n'apparut pas. La vérité, une fois encore, lui éclatait à la figure sans qu'il n'ait pu s'y attendre.
Du fond de son esprit jaillit une image: une jeune femme pleurant toutes les larmes de son corps, allongée sur un lit. Cecily! Il n'avait pu être là pour son mariage. Leur mariage. Il voulut se tourner vers l'homme qui l'avait transformé, mais il avait disparu, sans un bruit, comme un fantôme dans la nuit. Mon Dieu comment avait-il pu se laisser faire et abandonner Cecily! Elle ne s'en relèverait jamais! Il fallait à tout prix qu'il sorte de là. Qu'il la retrouve. Mais un sombre pressentiment s'imposa à lui: quand bien même il arriverait à entrer chez elle, elle ne croirait jamais ce qu'il avait à dire. Peut-être même aurait-elle peur de lui...
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